Annihilation – Jeff VanderMeer

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Pensé et écrit comme le premier tome d’une trilogie, la trilogie du Rempart Sud, publié en 2014 aux Etats-Unis, et récompensé du prix Nebula la même année, puis traduit en français par Gilles Goullet pour le Diable Vauvert en 2016, le roman Annihilation de Jeff VanderMeer vient d’être adapté au cinéma par l’écrivain/réalisateur Alex Garland (Ex-Machina). Je n’ai pas vu le film, mais tout cela justifie amplement qu’on se penche sur le livre.

Je ressors de cette lecture avec un avis très partagé, car il y a une forme et il y a un fond.

Sur la forme. Il s’agit d’un roman très court, 200 pages. En SF, où les auteurs sont habituellement très bavards et le moindre roman tourne autour de 600 pages, il descend presque au niveau de la novella. Et Annihilation en a la saveur, dans le sens où le roman ne livre que très peu d’informations de contexte, et ne fournit pas de solution. On en sait aussi peu au début qu’à la fin.

Suite à un événement officiellement décrit par le gouvernement comme une catastrophe écologique due à des activités militaires, la zone X est entièrement fermée par une barrière et protégée de toute présence humaine depuis une trentaine d’années. Il va sans dire que le gouvernement nous ment. On ignore ce qu’est exactement l’événement, ce qu’est la zone X, quelle est sa taille exacte ou sa géographie, ce qu’est la barrière qui l’enferme. Ce qu’on sait, c’est que la zone X s’étend et que onze missions d’exploration ont échoué à fournir des informations détaillées sur ce qui se passe là-bas. Les scientifiques et militaires envoyés sur place ont disparu, se sont suicidés ou entre-tués. Ceux de la onzième mission qui sont mystérieusement réapparus chez eux n’ont aucun souvenir de leur sortie de la zone et sont morts quelques mois plus tard de cancer. Annihilation raconte sous la forme d’un journal la débâcle de la douzième mission. Celle-ci est composée de quatre femmes qui ne seront jamais désignées par leurs noms mais par leurs fonctions. Il y a la psychologue qui dirige le groupe, l’anthropologue, la géomètre, et la biologiste qui tient le journal que nous lisons. Leur mission dans la zone X ne durera que quelques jours, dès lors qu’elles découvrent à proximité de leur camp de base l’entrée d’un tunnel, que la biologiste tient à appeler une tour. Cette tour qui s’enfonce dans le sol ne figure pas sur la carte sommaire dont elles disposent, contrairement au phare situé de l’autre côté de la zone. Le roman suggérera que la tour et le phare sont deux structures à mettre en parallèle, mais je n’en dis pas plus. La mission des quatre femmes va très rapidement être compromise, dès qu’elles vont entrer dans la tour et voir des écrits végétaux sur le mur intérieur de celle-ci. Dès le lendemain matin, l’anthropologue a disparu.

C’est un roman très descriptif, plus un livre d’ambiance que d’action, qui s’inscrit dans la veine New Weird. Le New Weird est nommé ainsi en rapport avec le magazine pulp américain Weird Tales qui a notamment publié les œuvres de Lovecraft. Et c’est là que je suis  critique sur ce livre. Annihilation est très inspiré de Lovecraft. Il se situe quelque part entre les Montagnes Hallucinées et le Cauchemar d’Innsmouth. Dans l’ambiance, les thématiques mais aussi l’écriture. Jeff VanderMeer utilise les mêmes techniques descriptives que Lovecraft, celles qui vous donnent envie d’aller à Providence, le sortir de sa tombe et lui coller des gifles. Des choses indescriptibles, qui sont mais ne sont pas, trop horribles pour être couchées sur le papier, tellement inimaginables pour l’esprit humain que le narrateur ne parvient jamais à en rendre compte, etc. C’était amusant quand j’étais adolescent et que je découvrais Lovecraft, mais en ce début de 21e siècle, New Weird ou pas, ça me lasse. Il ne s’agit pas pour autant d’une relecture critique de Lovecraft comme certains auteurs la font ces temps-ci à travers des nouvelles comme La Quête Onirique de Vellit Boe de Kij Johnson,  Shoggoths in Bloom d’Elizabeth Bear, ou encore La Ballade de Black Tom de Victor LaValle. En gros, à ce niveau le New Weird, c’est juste un nom cool pour dire « déjà vu ».

Sur le fond. Par contre, il y a deux choses qu’Annihilation réussit très bien. La première est d’amener lentement le sentiment, voire la révélation, que le journal que nous lisons est celui écrit par un esprit affecté par la zone X et que la perception du lieu et des événements n’est pas un compte rendu fidèle mais le fruit d’une perception de plus en plus profondément dénaturée. Plus qu’un journal, c’est le récit d’une psychologie qui s’éloigne de celle de la femme qui est entrée dans la zone quelques jours plus tôt. Cet aspect-là est remarquable et très bien mené. Il se trouve que la biologiste participe à cette douzième mission parce que son mari, lui, a participé à la onzième. Au cours de son journal, elle revient sur sa vie amoureuse gâchée à travers des flashbacks qui se font de plus en plus présents. Plus qu’une exploration de la zone X, c’est une exploration de l’état psychologique de la biologiste qui nous est donnée à lire. On pourrait même se dire que ces différentes femmes ne sont que les facettes d’une et même personne. On revient là aux racines même du fantastique.

Et puisqu’on y est, osons carrément la lecture freudienne du roman. Le phare qui se dresse au loin et la tour qui s’enfonce dans les entrailles de la Terre ? Cette structure vivante et vibrante au rythme d’un battement de cœur ? Cette voie dans laquelle il faut s’enfoncer de plus en plus profond pour trouver une petite mort, emportée dans un flot de lumière, mais qui peut aboutir à l’émergence d’une nouvelle vie ? C’est la rencontre d’Eros et Thanatos sous la forme d’une lovecrafterie.

La seconde est l’amour pour la nature libérée et exubérante de la zone X. Chez Lovecraft qui, en plus de tout un tas d’autres choses, haïssait la campagne et la nature, toutes les fleurs sont des monstruosités indescriptibles. Dans Annihilation, Jeff VanderMeer écrit une ode, au sens poétique du terme, à cette nature. Elle est vivante, fascinante, mystérieuse, dangereuse, mais aussi accueillante et tout simplement belle. En parcourant ces pages, j’ai retrouvé des sensations que j’avais vécues dans certains lieux où la nature est ancienne, étrangère et oppressante, comme en Amazonie ou en Amérique Centrale.

Alors voilà mon dilemme. Annihilation est à la fois classique et original, frustrant et fascinant, nébuleux et doté d’une acuité remarquable. En conclusion, je ne sais quoi en penser d’un point de vue purement littéraire. Mais il me reste la sensation brute d’une lecture plaisante et plus profonde qu’il n’y parait de prime abord.


D’autres chroniqueurs ont, eux, un avis et l’ont exprimé : Samuel Zimerman, Cédric Jeanneret, Célindanaé, L’ours inculte, le Blog-O-Livre, Lhisbei, Lohrkan, Vert, ou encore Gromovar.


Livre : Annihilation
Série : La trilogie du Rempart Sud (1/3)
Auteur : Jeff VanderMeer
Publication : 2014
Langue originale : Anglais
Traduction : 2016 par Gilles Goullet
Nombre de pages : 221
Prix : Nebula (2014)


13 réflexions sur “Annihilation – Jeff VanderMeer

  1. Je suis en désaccord total avec cette critique (et tant mieux, vive la différence!)

    Jeff Vandermeer, allez lui demander, déteste Lovecraft de tout son coeur, n’a avec lui aucune filiation et ne s’en est aucunement inspiré. Quant au New Weird non plus, il n’est pas lié du tout à Lovecraft, et Annihilation, qui est un roman de science-fiction, ne s’inscrit pas dans ce mouvement, contrairement à d’autres livres plus anciens de son auteur.

    Lovecraft est un romancier de la saturation. Ses descriptions sont longues, touffues, complètes, labyrinthiques. L’effet recherché est d’ensevelir le lecteur sous une accumulation de détail jusqu’à ce qu’il s’y noie, comme si les créatures décrites étaient trop complexes, trop horrible pour tenir dans nos esprits étriqués. Par ailleurs, Lovecraft, immense xénophobe, a fait du thème de l’invasion de la Terre par des entités non-humaines face auxquelles nous ne sommes que des fourmis le thème central de son oeuvre.

    Le thème de Jeff Vandermeer, c’est la contagion. Ses personnages font partie d’un écosystème, trop complexe pour qu’on puisse se le représenter, qui les influence et les transforme. Il ne s’agit pas d’une entité indicible, pas un Dieu vengeur plus grand que nous, mais bien d’un superorganisme qui échappe à toute notion de morale et se contente d’exister, en fonction de règles que nous ne pouvons percevoir qu’en partie. Dès lors, les descriptions de l’auteur ne sont pas touffues mais fragmentaires, cryptiques, lacunaires.

    Là où Lovecraft nous enjoint à désespérer, Vandermeer nous encourage à la modestie: nous ne sommes qu’un chaînon d’un ensemble plus vaste.

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    1. « Quant au New Weird non plus, il n’est pas lié du tout à Lovecraft »

      Le New Weird n’étant qu’une résurgence relativement récente du Weird (d’où le « New », hein), et Lovecraft étant l’auteur le plus emblématique de ce dernier genre / courant, dire que le New Weird n’est pas lié à l’auteur de Providence prouve une profonde méconnaissance de la taxonomie et de la phylogénie de la SFFF. D’ailleurs, m’étant longuement penché sur la question, je peux dire avec certitude qu’on ne devrait même pas faire de distinction : à part les dates de parution, on ne peut pas dire qu’il y ait des différences entre les livres relevant du Weird et du « New » Weird ; dans les deux cas, ils mélangent des codes de SF, fantasy et / ou d’horreur. Que l’ambiance, les thèmes ou le style d’écriture soient différents ne change rien à l’affaire : fondamentalement,au niveau des codes qui sont l’élément délimitant les genres et sous-genres, c’est la même chose.

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  2. Bonjour Julien, et bienvenu ici. Merci d’avoir pris la peine d’exposer ton avis sur ce livre. Sur ce premier volume, effectivement, nous n’avons pas la même perception. Et c’est tant mieux ! Personnellement, je trouve cela enrichissant de confronter les avis divergents. Que les thématiques de Lovecraft et de VanderMeer soient totalement différentes, je ne peux qu’être d’accord avec toi. Mon avis sur la forme évoluera peut-être en lisant la suite de la série. Le côté SF, je ne l’ai pas vu du tout. En l’état, pour moi ce n’est pas de la SF. Encore une fois, à voir dans la suite. Le second volet a l’air très différent.

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  3. Belle critique, surtout le passage sur l’analyse Freudienne, ahah ! Je n’aurais jamais songé à la relever, mais pourquoi pas. On peut considérer que beaucoup de choses sont « Freudiennes » dans la nature, ou en lien avec Eros et Thanatos. Les orchidées ?
    Bref, personnellement j’ai adoré cette trilogie, je trouve le style de Jeff VanderMeer flamboyant et j’aime la façon dont il aime la nature et la sublime à travers ses descriptions. C’est rare un tel amour, et surtout précieux en ces temps de destructions des biotopes.

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